La Great Divide

18/05
Il y a encore deux ans je n’aurai pu imaginer que je me lancerai dans un projet comme traverser l’Amérique du Nord. Mais nous y voilà. Sur la mythique Great Divide. Une combinaison de pistes, de routes et de de singles à travers les Rocheuses. Nous traverserons donc du Nord au Sud. Départ de Banff ; arrivée à la frontière mexicaine.Je dirai bien que l’aventure débute quand l’idée implante son embryon dans nos têtes, alors que nous sommes sur le GR20. A croire qu’on aime les traversées. Surtout si elles se font par les montagnes. Si le GR20 se fait à pied, cette fois-ci, on y va en vélo. 4500km pour 60 000 de dénivelé positif. Tout à l’heure, dans un shop de vélo, un mec a dit à Bastien : « Crazy man !! ». Je crois qu’il a raison.Bref, on est arrivé hier à Calgary, en Alberta. Et je dois dire que ça me demande un effort surhumain d’écrire avec le jetlag que je mange. Qu’est-ce que ça va être demain sur le vélo ? J’ai mal à la gorge et ma psychose habituelle me fait paniquer à l’idée d’être malade. Bref, comme d’habitude. Je ne raconterai pas nos débuts dans l’aventure, à l’aéroport de Toulouse. Mais on a bien cru ne jamais pouvoir partir. Mais deux avions et 11 heures de vol plus tard, nous sommes enfin sur le bon continent.Nous avons donc exploré la ville aujourd’hui. Grandes rues, larges, grosses voitures et plan en damiers. Pas si compliqué d’y rouler. Rien à voir avec la France, tout le monde respecte les cyclistes ici. Tout le monde semble enjoué pour nous, pour la Great Divide. Même les flics, véritables cowboy (genre pour de vrai, avec le vrai costume).Ce soir, à 22H30, on sera à Banff. Et demain, ça sera le début de l’aventure. Nous deux et nos bicyclettes.Là, on attend le bus, assis sur le banc d’un parking de supermarché. Le vent nous souffle sur la gueule. Le vent est froid. Et le bus est là dans 1H30…

20/05
Ici tout est grand, tout est imposant. Il est 4H30 du matin et je couche mes premières impressions sur le papier. Je n’arrive plus à dormir. Je guette, je tends l’oreille. Est-il là ? Il aura fallu attendre d’être au Canada, dans cette nature des plus sauvages, pour comprendre que c’est elle qui nous domine. Ici, les animaux ne nous craignent pas. Les wapitis nous regardent passer. Et nous devons constamment faire du bruit pour signaler notre présence aux rois et reines de la forêt : ours, loups et pumas. Ici, c’est à nous de les éviter. Nous ne sommes que passagers, des voyageurs qui traversent, ne restent pas. Et je pense que même si nous le voulions, nous ne pourrions rester. C’est comme si d’un coup le terme « nomade » prenait alors tout son sens. Il reflète avant tout un sentiment de sécurité. Faire comprendre à la faune et à la flore que nous traçons notre route. Que nous nous plions à leur environnement, leur habitat et leurs règles. Nous nous faisons à la fois tout petits mais aussi grands pour s’imposer si jamais la fameuse rencontre arrivait. Et elle va arriver forcément. Les gens nous le disent : « l’ours est partout ». Nous avons posé notre tente là où quelques heures auparavant il était là. Nous avons conscience comme jamais de ceux qui nous entourent. Sans pour autant en distinguer les contours. Pédalant sous la neige, glacés par le froid, nous nous demandions : « nous voit-il ? ». Certainement. Peut-être un ou deux nous ont regardé passer. Attendant que l’on disparaisse à l’horizon. Je commence tout juste à comprendre. Nous avons oublié le sauvage. Je pensais l’être, essayant de faire fuir constamment mes congénères et ne me sentant vivante qu’en montagne. Quelle erreur prétentieuse. Nous avons oublié, nous n’avons plus les réflexes, nous nous sentons minuscules dans ces immenses forêts, au creux de ses montagnes imposantes encore recouvertes de neige. Il et 4H48, les oiseaux commencent à se parler. Je me demande s’il dort. Je me suis demandé s’il avait froid tout à l’heure. Quand je ne sentais plus mes orteils. Comment fait-il ? Ici, les gens disent qu’il aurait dû faire plus chaud à cette période et ne plus neiger. Il a neigé une bonne partie de la journée. Et pratiquement toute la nuit. Bruit apaisant des flocons sur la toile de tente. Alors, là aussi je me suis posé une question idiote. Regrette-t-il de s’être éveillé aussi tôt dans l’année ? On a rencontré sur notre route un québécois, dans un gros pick-up. Bienveillant, il nous a mis en garde sur un ours essayant de rentrer dans une voiture, quelque part plus loin sur notre chemin. Bon, en vrai on a pas tout compris. Et ça nous a valu bien quatre heures de psychose intensive. Et aussi quatre heures à chanter dans l’effort. C’est aussi ça le sauvage : rester dans le moment présent coûte que coûte. Bien évidemment, nous n’avons pas vu l’ours en question.
Il est 5H02, Bastien a arrêté de ronfler. Dommage, je suis sûre que ça les faisait fuir.

23/05
Découverte d’une autre nature. Celle des plaines canadiennes. Moi je trouve ça austère les plaines. Même ici. Comme tout le reste, elles sont immenses et s’étendent sans fin. On roule le long de la route 22, de gros pick-up nous passent à côté. Sur le chemin, on s’arrête quelques minutes visiter un ranch historique. C’est un ranch historique parce qu’au XIXe siècle il a prospéré contrairement à tous les autres. C’est un peu le Amazon du ranch. Il a eu tous les autres sans scrupule.
Mais on regagne enfin les montagnes. Soulagement et malaise à la fois. On y découvre une autre manière de penser la nature. On pose notre bivouac au milieu des Canadiens. On se rapproche de la frontière américaine, et ça se sent. Ils installent littéralement leur monde, leur confort, leur maison, leur intimité au milieu de la forêt. Les caravanes font la taille de nos appartements, le barbecue brûle des tonnes de viandes et la TV diffuse le match. Les gamins se battent pour savoir qui prendra l’unique vélo amené par les darons. Les ados jouent au baseball. Ici aussi il y a des ours, mais on nous fait comprendre que ce n’est pas la peine de prendre des précautions. Trop de monde, trop de bruits, ils n’approchent pas. Mon cœur se serre.